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Blanche Épiphanie, une héroïne au cœur pur ! Georges Pichard & Jacques Lob – Première partie

 

Depuis quelques années, La Musardine a entrepris la réédition de la saga Blanche Épiphanie dans de superbes intégrales cartonnées. L’éditeur Christian Marmonnier a pris la plume pour l’occasion, augmentant ces volumes de dossiers fouillés sur « l’aventure » de Pichard & Lob. En deux parties richement illustrées, BD-Adultes vous propose aujourd’hui de découvrir – ou redécouvrir – ces textes sur son blog.

 

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Apparue en 1967, la naïve Blanche Épiphanie ne savait pas alors que ses folles tribulations l’entraîneraient à travers la planète et que sa course effrénée contre les mauvais tours du destin s’arrêterait environ deux décennies plus tard, à la fin de l’année 1985, et après huit grandes aventures. Qui est Blanche Épiphanie ? À cette question, la présente intégrale se propose de vous la faire connaître. De vous faire comprendre toute l’importance que l’héroïne a revêtu – si l’on peut dire, car Blanche s’encombre de peu de vêtements – dans le paysage de la bande dessinée adulte naissante.

 

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Illustration dans un style réaliste pour Sacré p… de printemps, une nouvelle signée Gaston Martin et qui a paru dans V-Cocktail n° 3, printemps 1953. V-Cocktail a été un avatar de V-Magazine dans le courant des années 1950.

 

Attardons-nous sur cet aspect vestimentaire, si vous le voulez bien. Dès son entrée en scène, cette « enfant de 17 ans » nous est présentée par ses auteurs comme une beauté frêle et émouvante, pauvrement vêtue. En haillons, l’orpheline de naissance refuse de tomber sous les serres vicieuses de son employeur et de la clientèle de celui-ci. Afin de leur échapper, elle doit alors laisser à chaque fois un petit bout de son misérable accoutrement. Et le soir venu, elle emprunte, exténuée, sanglotant, l’étroit escalier qui mène à la chambre mansardée qui lui sert de logis et rapièce l’humble guenille qui lui sert de vêtement, déchirée durant la journée par les mains avides de ses odieux clients. La description est exacte, à l’adjectif près. Elle provient des récitatifs du premier chapitre de Blanche Épiphanie. Et si l’on pense à Zola en découvrant la condition sociale, ainsi que les persécutions dont est victime Blanche, son origine et les éléments qui ont contribués à la faire accoucher sur le papier sont pourtant bien différents.

 

De son côté, le scénariste Jacques Lob s’est amusé à parodier le roman d’aventures de la fin du XIXe siècle et, surtout, le roman-feuilleton qui fleurissait à la Belle Époque en France. L’amusement est évidemment partagé et enrichi par le dessin de Georges Pichard qui, dans un entretien, a pu délivrer avec précision l’ascendance de la série. « Le germe initial, avouait-il, c’était la Justine de Sade dans un monde un peu moins sauvage et moins ancien et qui était en butte aux sollicitations de vilains personnages. Mais cela allait rarement beaucoup plus loin. Lob a préféré le transposer à une époque de porteuses de pains. Cela lui paraissait probablement plus facile à faire et puis, surtout, on ne se lançait pas dans la reprise d’une œuvre historique qui n’avait pas d’intérêt pour un scénariste. » (entretien personnel avec Georges Pichard, effectué chez lui, à Sceau, en 1998). Oui, pour finir la présentation sommaire de l’héroïne, ajoutons que son métier nous est aussi évoqué dès son apparition. Un petit métier, devrions-nous plutôt dire, puisqu’il s’agit de celui de porteuse de chèques (sic !). Bien entendu, la porteuse de chèques se transformera vite, et contre son gré, en aventurière. Et le lecteur suivra avec attention ses péripéties plus rocambolesques les unes que les autres.

 

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Projet crayonné pour la couverture du premier album de Blanche Épiphanie, vers 1972. Le lettrage du titre est à peine visible, l’attitude de Blanche est certainement trop suggestive pour l’époque et préfigure des travaux largement plus lâchés qui seront publiés quelques années plus tard. (© Collection particulière, courtesy Musée Jenisch, Vevey – Centre national du dessin)

 

En 1967, quand la série est publiée pour la première fois, Lob est âgé de 35 ans, Pichard de 47. Ils se connaissent et s’apprécient beaucoup. Ils se sont rencontrés quatre ans plus tôt au sein de la rédaction de Chouchou, un titre de presse éphémère publié par Daniel Filipacchi et dont le rédacteur en chef était Jean-Claude Forest – avec Remo Forlani. Pour Chouchou, Pichard a repris au pied levé un projet de scénario qui aurait dû être dessiné par un jeune homme parti sous les drapeaux. C’est Ténébrax, premier pas du duo d’auteurs dans la référence au climat fantastique qui est souvent l’empreinte de la littérature dite populaire. Peu avant Blanche, et cette fois-ci pour l’hebdomadaire Pilote (ainsi que pour Super Pocket Pilote), les deux hommes créent Submerman, un anti-héros qualifié par Lob de doux, naïf, un être passif et hésitant qui n’aspire qu’à la tranquillité. Et si son histoire se déroule dans un royaume aquatique – allusion à l’Atlantide, qui fait alors fantasmer beaucoup de gens –, elle est surtout l’occasion pour le scénariste, grand amateur de science-fiction et ufologue averti, de mettre à plat un des thèmes qui l’obsèdera, à savoir la confrontation de cultures et de civilisations différentes. Mais nous reviendrons plus longuement, dans le deuxième volume de notre intégrale, sur la carrière de Jacques Lob et sa méthode de travail.

 

À l’aulne de ses cinquante ans, Georges Pichard a déjà quant à lui une belle carrière dans la presse et l’édition. Sa signature a ponctué des périodiques pour enfants tels que La Semaine de Suzette et les années cinquante le voient collaborer à une presse plus adulte, née ou réapparue au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui s’intéresse au nudisme, à la photographie, et commence à publier des nouvelles et extraits de romans légers, à l’érotisme autorisé. Pour Le Rire, pour son petit frère Le Fou-rire, pour V-Sélections et V-Magazine, Pichard réalise un nombre considérable de dessins d’humour – des gags avec des légendes ou des propos comiques rejetés sous le dessin – qui représentent des jeunes femmes aux formes généreuses et, le temps avançant, aux seins nus. Dans cette conquête de la liberté d’expression, il est accompagné par des illustrateurs comme René Caillé, Jean Bellus, Gus, Kiraz ou Raymond Peynet. La plupart de ces humoristes se retrouvent dans la rédaction de V et de ses différentes incarnations à commettre ces fameux gags grivois, mais aussi à illustrer dans un style parfois plus réaliste (ce fut le cas de Pichard) des feuilletons policiers et des récits osés.

 

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Planche originale non aboutie, crayonnée et partiellement encrée. Probablement destinée à l’épisode du harem (« La Princesse esclave », automne 1968), elle témoigne du fait que les auteurs pouvaient modifier le fil de leur histoire pour emprunter une autre direction. Dans la version publiée, le prince Ahmed ne flagellera plus un pauvre homme ayant posé son regard sur Blanche mais se battra en duel contre son propre père parce qu’il a des vues sur la jeune Française. (© Collection particulière, courtesy Musée Jenisch, Vevey – Centre national du dessin)

 

À l’image des revues coquines que nous avons évoquées, le titre V-Magazine est d’abord lancé à Marseille en septembre 1944 par deux anciens résistants du Mouvement de Libération National sous la forme d’un hebdomadaire de grand format. Peu à peu, son contenu délaisse les faits de guerre et prend une orientation plus distrayante et sexy. Le format change aussi et la rédaction se déplace dans le courant des années 1950 à Paris, tandis que le titre fusionne avec d’autres journaux. Pour esquiver la censure de la commission de surveillance, qui veille en ces temps-là à ce que la presse et les livres ne pervertissent pas les lecteurs en présentant – pour reprendre le phrasé de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse – sous un jour favorable l’homosexualité, la prostitution, le gangstérisme, le sadisme, etc., l’intitulé de V-Magazine change plusieurs fois, ne conservant que le « V » d’origine comme signe distinctif (toutes ces informations techniques proviennent du Dictionnaire des livres et journaux interdits de Bernard Joubert). Le V-Magazine qui publie Blanche Épiphanie en 1967 est d’ailleurs le résultat d’une fusion avec Voilà, et le rédacteur en chef se nomme Georges H. Gallet, une fonction qu’il occupe depuis au moins quinze ans, semble-t-il, pour les divers satellites de cette société d’édition. Journaliste, traducteur, écrivain, Gallet est en outre, un fan de pulps américains et devient, à la suite d’un concours de circonstances (c’est un article dans Le Figaro, avec une interview de Georges H. Gallet, qui donna l’idée chez Hachette d’une collection consacrée à la science-fiction), le directeur d’une des premières grandes collections de romans dédiés à l’anticipation. Entre 1951 et 1964, Le Rayon fantastique, co-dirigé par Hachette et Gallimard, fait découvrir les grands classiques de l’âge d’or américain de la S-F, de Clifford D. Simak à Arthur C. Clarke, en les présentant souvent avec des couvertures de Jean-Claude Forest, le père de Barbarella.

 

 

Barbarella, justement, est une icône qui a surgi en 1962 dans V-Magazine. Et si Éric Losfeld est reconnu pour être un promoteur incontournable de la bande dessinée adulte francophone des années 1960, il nous semble que le rôle tenu par Georges Hilaire Gallet dans le développement de cet érotisme dessiné n’est pas non plus négligeable. Surtout, il est peu souligné. Pourtant, comme nous le racontions, le rédacteur en chef a contribué à faire connaître de nombreux dessinateurs devenus par la suite très prisés dans ce registre coquin. Il a aussi très tôt expérimenté des bandes de la même veine qui s’affranchissent du monde enfantin et se conjuguent parfois, c’est le cas de Barbarella, à son goût pour la science-fiction. Barbarella voit le jour dans V-Magazine puis est édité en album par Losfeld en 1964. Idem pour Scarlett Dream, une création de Claude Moliterni et Robert Gigi, apparue en 1965 dans V-Magazine et éditée en album deux ans plus tard par Losfeld. Ce cheminement éditorial aurait pu être celui de Blanche si elle était arrivée plus tôt, ce n’est pas le cas. Le premier album que nous reproduisons ici a été formulé en livre bien plus tard, en 1972, et chez Serg.

 

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Couverture de V-Magazine n° 589/24, spécial bandes dessinées, hiver 1967-1968. C’est le chapitre « La Maîtresse du banquier » qui y est publié, aux côtés d’un épisode de Scarlett Dream et d’un article thématique, L’éternel féminin triomphe dans les bandes dessinées, signé G. Amadieu et Claude Moliterni. Une esquisse de cette image – aquarelle et encre de Chine –, où l’on observe différents autres personnages, est montrée en quatrième de couverture du présent livre.

 

Les trois héroïnes dessinées de V-Magazine n’ont guère de points communs, sinon leur suggestivité immédiate, excessive parfois au regard des censeurs et des moralistes de l’époque, sinon encore des contraintes financières qui leur octroient à chacune une bichromie variable d’une publication à l’autre. En réalité, elles évoluent dans des ambiances narratives différentes. Pour en revenir à Blanche Épiphanie, la période historique qui sert de décor à ses aventures est la Belle Époque, une période charnière courant des années 1890 au début de la Première Guerre mondiale que Lob et Pichard adorent l’un et l’autre. L’intérêt qu’ils lui portent affecte tous les domaines, celui des idées, voire des idéologies qui s’y propagent, celui du progrès technologique, celui de l’essor des industries, et celui des élans artistiques. À cet égard, l’esthétique que Georges Pichard déploie tout au long des aventures de Blanche a souvent été associée au Modern Style, ou à l’Art Nouveau (pour user d’une terminologie moins anglophone). Pichard n’a jamais caché son affection pour les artistes de ce mouvement et pour ses différents supports, peinture, affiche, architecture, mobilier, luminaire, etc. Il est vraiment très heureux de pouvoir réintroduire dans ses bandes dessinées les éléments décoratifs propres au Modern Style, avec un maniérisme valorisant l’art de la courbe.

 

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Projet de couverture partiellement encré et mis en couleur à l’aquarelle, destiné à un premier album, vers 1968. Pour quel éditeur ? Mystère. (© Collection particulière, courtesy Musée Jenisch, Vevey – Centre national du dessin)

 

Très souvent, il furète aux puces de Paris pour dénicher une statuette 1900 ou un autre objet qui va, sans doute, trouver sa place dans une scène de la série. Les premiers chapitres sont ainsi jalonnés de références. La séquence qui se déroule dans l’appartement de Morena (pp. 30 à 34) est de ce point de vue exacerbée et le mariage entre la gestuelle des personnages, leur rondeur, les éléments de la décoration, les bulles de textes comme les encadrés de récitatifs, les plis comme les hachures, est pour ainsi dire parfait.

 

Parodie, avons-nous dit ? Bien sûr, il en est question mais pas seulement. « Responsable du scénario de cette fascinante série à épisodes, écrit François Rivière en 1975, feuilletonesque en diable, Jacques Lob a réalisé là, sans doute, un de ses chefs-d’œuvre les plus percutants. Et je me demande même si tous les lecteurs de ce livre l’ont goûté à sa juste valeur, qui est celle, subtile et savante, d’un excellent travail sur la nature équivoque du roman populaire. » (« Blanche Épiphanie ou la subversion dans le plaisir », article de François Rivière in Schtroumpf – Les Cahiers de la Bande Dessinée n° 27, spécial Georges Pichard, éditions Glénat, 1975) Le travail de Lob et Pichard sur cette nature équivoque s’exprime selon un humour et une distanciation nécessaires qui, tout en reprenant les trucs et ficelles des feuilletonistes, c’est-à-dire en grossissant le trait de leurs personnages, en enchaînant des situations plus farfelues les unes que les autres, lorgne autant sur le roman-feuilleton tardif (Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain, Chéri-Bibi de Gaston Leroux…) que sur le film muet contemporain, notamment le serial (l’on pense à Louis Feuillade, grand cinéaste de films à épisodes). L’héroïne vierge au cœur pur tente de protéger coûte que coûte sa vertu. Va-t-elle y parvenir ? L’horrible banquier porté sur le stupre poursuit l’héroïne jusqu’au bout du monde pour être le premier à abuser d’elle. Y arrivera-t-il ? Un jeune homme, imprégné de bons sentiments mais d’une maladresse consternante, se déguise en vengeur masqué pour protéger la belle Blanche. Comment peut-il s’y prendre ? Jalouse, l’amante officielle du banquier fait tout pour éloigner sa rivale. De quoi est-elle capable ? Toutes ces questions sont posées par les auteurs de cette série, souvent inscrites dans le noir de cartons interrompant l’action pour réamorcer le suspens. Autre gimmick emprunté au muet de l’époque.

 

Selon ce que nous suggérions dans le paragraphe précédent, et c’est une lapalissade que de signaler cela. Si grâce à ce trait forcé sur les personnages et sur les situations, l’humour de dérision est omniprésent au cours de la série, il n’en manifeste pas moins, au fond, une critique dirigée vers des sujets graves. À relire aujourd’hui, la caricature du banquier aigrefin et profiteur, dégueulasse et jouisseur, entre toujours dans une grille d’actualité. Lob et Pichard se laissent également aller à des penchants subversifs et la vision qu’ils donnent, dans l’aventure africaine, du colonialisme, des explorateurs blancs et de l’armée n’est pas non plus piquée des hannetons. La rencontre de Blanche Épiphanie avec le lieutenant-colonel Giron est par exemple effarante. Plutôt que de la sauver, le militaire lui conseille au contraire de répondre aux attentes de la tribu pygmée qui la détient captive, et leur donner un fils de mère française, qui deviendra ensuite leur chef. Le concept d’identité nationale n’est pas loin dans les propos de ce gradé dégradant. Subversif enfin, le premier baiser que Blanche donne à un homme est destiné à Dialo Samba. Et cette histoire d’amour plutôt culottée est loin d’être finie, elle apportera bien des rebondissements dans les prochains épisodes. À suivre…

 

Christian Marmonnier

 

Blanche Epiphanie 1 Pichard Lob bd érotique La Musardine couverture

 

Blanche Épiphanie chez BD-Adultes


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