Le Figaro a défrayé la chronique estivale en publiant une série d’entretiens avec Michel Houellebecq. Eh bien chez BD-Adultes, nous avons Giovanna Casotto ! À l’occasion de la parution de Giovannissima 3 chez Dynamite, nous avons souhaité exhumer 3 entretiens de l’artiste, personnage aussi sulfureux que mystérieux. Sa vie, son œuvre, ses premiers émois sexuels, son rapport à l’érotisme et à la pornographie : à travers ces trois interviews que nous publions sur deux semaines, vous en apprendrez davantage sur la reine des pin-ups italiennes !
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Cet « entretien avec elle-même » de Giovanna Casotto est l’équivalent définitif des Foires Aux Questions (F.A.Q., pour Frequently Asked Questions) si chères à l’heure d’Internet. Il a été imaginé il y a quelques années et l’auteure voulait, à cette époque, éviter de répondre toujours la même chose aux questions qu’on lui soumettait, et qui étaient d’ailleurs souvent les mêmes elles aussi. À travers cette F.A.Q., comportant quelques révélations (ou mystifications, allez savoir !?), espérons que Giovanna n’ait plus à ressasser les bribes d’une enfance sous le sceau de la gaie solitude, comme à disséquer une énième fois les éléments constitutifs de son art érotique.
L’éditeur
Commençons par l’érotisme…
L’érotisme m’attire sous toutes ses formes, de l’art à la littérature, de l’expérience réelle aux songes. C’est mon seul et véritable centre d’intérêt, les autres ne sont que secondaires. J’aime explorer cette question et écouter, et lire, les autres voix qui en parlent, car rien d’autre que l’eros anime ma vie, rien d’autre occupe ainsi tout mon temps et envahit tout mon espace ! En somme, tout ce qui me concerne transpire l’érotisme. Je m’en suis totalement imprégnée et quand je le peux, je partage cette passion avec autrui pour la disséminer le long de chemins de traverse, par le biais de mes dessins. C’est comme si la vie m’avait confié une tâche à accomplir et m’avait donné le conseil suivant : « Va et offre tes rêves d’amour ! » Et je m’y essaye ! Ce n’est pas une présomption de ma part, seulement une tentative pour partager mes fantasmes avec les autres. Raconter ses rêves, c’est un peu comme les vivre, sans avoir à composer avec la réalité. C’est un peu comme libérer son âme.
Il est nécessaire de rêver ! Bien sûr, il y a le risque de confondre réalité et imaginaire, mais le signe (segno, en italien) confine le rêve (sogno, en italien) dans les deux dimensions de mes feuilles de papier. De cette façon, le rêve est contraint de se démarquer du monde réel ! J’ajouterai même que l’acte de fixer mon imaginaire et mes fantasmes dans des dessins – et avec des signes – leur confère une plus grande valeur onirique.
Comment est née ma passion pour le dessin ?
C’est une longue histoire ! Pour ceux qui tiennent à s’ennuyer, la voici…
Toute petite, je me réfugiais dans un espace d’évasion — qui ressemble un peu à la zone fumeur d’Ikea —, un espace dans lequel je m’isolais du reste du monde pour vivre mes rêves sans être dérangée. À bien y réfléchir, pourtant, c’était plutôt le reste du monde qui m’isolait, en ayant décidé que mon enfance devait se dérouler dans la campagne désolée de la Vénétie.
Loin de mes parents, de mes sœurs, des autres enfants et du progrès, je me suis retrouvée seule pour affronter l’adversité, coincée entre des plantations de vignes et des champs de maïs. J’ai ainsi commencé à me construire un monde fantastique, fait de rêves et de visions. C’était mon monde personnel, si différent du monde réel, mais si vrai pour moi !
Et quand parfois, ce monde m’abandonnait lui aussi, j’aiguisais alors mes sens pour capter, autour de moi, le moindre signe de vie. La vue, l’audition, le toucher, l’odorat et le goût s’imprégnaient de tout ce qui m’entourait pour en discerner chaque minuscule détail. C’est pour cela, par exemple, que le léger bruissement d’un brin d’herbe secoué par le vent devenait pour moi un véritable événement… un événement là où il n’y avait rien, là où rien n’arrivait jamais.
Mon sens de l’observation s’affûtait de jour en jour, et de manière exponentielle, forcément.
Alors que je passais mon enfance chez ma grand-mère maternelle, ma mère restait à Milan avec mes sœurs, renforçant ainsi son amour pour elles. Moi, au contraire, je cherchais à accaparer l’amour de mon père, pendant que celui de ma mère s’épuisait avec l’attention qu’elle portait à mes sœurs. Mais comment pouvais-je polariser l’amour de mon père, puisqu’il était si éloigné, lui aussi ? Je devais trouver un moyen pour l’atteindre, qui soit intime, affectif et exclusif. Alors, j’ai cherché à attirer son attention par le biais du dessin. Mon père était un excellent dessinateur, et j’étais persuadée qu’il se serait intéressé à moi, en voyant mes efforts pour cultiver une passion qui était également la sienne. On dit souvent que les passions unissent les gens. C’est certain. Et je ressentais qu’il m’aimait lorsqu’il consacrait du temps aux corrections de mes dessins.
C’est pourquoi, encore aujourd’hui, je dessine ! C’est pourquoi je crois que dessiner n’est pas un don, mais un besoin de communiquer, un acte d’amour, une raison de vivre. Le dessin est un langage qui rend un message compréhensible, qui transmet émotions et sentiments.
D’un point de vue technique, c’est juste un peu plus compliqué à mettre en œuvre que l’écriture. Chacun peut apprendre à écrire et à dessiner s’il en a la volonté ou la nécessité. Je le répète, je ne crois pas au don, encore moins aux talents présumés innés. Savoir dessiner relève exclusivement de l’apprentissage et de l’entraînement, pas du don.
L’érotisme : une passion vitale ?
Ma grand-mère maternelle était très pauvre et contrainte de travailler dur dans les champs. Elle n’avait pas de temps à me consacrer.
Les uniques attentions que j’ai reçues, pendant mon séjour dans la campagne vénitienne, provenaient de cousins plus âgés, qui nous rendaient visite de temps en temps. Leur seule présence donnait à la journée une coloration de fête. Nous jouions aux cartes jusque tard dans la nuit et la maison se remplissait d’éclats de voix, de rires… et j’étais heureuse. Ils m’ont donné mille attentions, m’ont couverte de baisers et de caresses.
Au cours des parties de cartes, nous nous installions autour de la grande table en marbre. À tour de rôle, l’un d’eux me tenait dans ses bras et, sans pudeur aucune, me tripotait en glissant ses mains dans ma culotte. Autant dire que, malgré mon jeune âge, j’avais salement honte mais je le laissais faire parce que ces caresses me plaisaient, hum !, Dieu sait comment ces caresses me plaisaient ! Leurs doigts semblaient déjà experts et avec douceur, sans jamais de brutalité, ils procuraient d’immenses plaisirs à mon petit corps infantile.
Mon cousin P. possédait un toucher léger et délicat. Sa main se présentait comme la plus experte de toutes. Il trouvait de suite le bon endroit et, du bout des doigts, le stimulait jusqu’à ce que je m’endorme, pleinement heureuse, sur ses genoux. La grande table en marbre protégeait notre jeu du regard des autres, et cachait mon intimité ainsi que son attachement pour moi qui, très probablement, grossissait au fur et à mesure dans son pantalon. Je ne savais pas alors ce qui m’arrivait mais je me souviens très bien que ma chair de gamine devenait molle et indolente au contact de ses caresses, me rendant aussi disponible qu’une esclave soumise à son maître.
Parfois, une cousine plus âgée venait rendre visite à ma grand-mère. Elle était belle, avec un caractère fort et prononcé. Elle avait une tendance à la domination. Elle n’était pas très grande mais avait un corps mince et de gros seins. Et même ses deux tétons paraissaient dominer. Elle adorait se regarder dans la glace et se brossait très souvent les cheveux. Après le déjeuner, nous partagions toutes deux le vieux lit de la grand-mère pour faire une petite sieste. Je me souviens encore de la fraîcheur des draps en coton brut et de leur parfum de savon de Marseille. Mais je me souviens surtout de l’odeur de ma cousine… une odeur enivrante, forte et affirmée, là, à l’endroit même où les hommes aiment à se perdre. Devant moi, elle se déshabillait totalement et elle exhibait son corps en exigeant que je la regarde, et en réclamant mes caresses. Elle guidait avec autorité mes mains d’enfant en direction des zones les plus sensibles de son corps, m’enseignant ainsi les mouvements aptes à procurer le plus de plaisir. Et puis, oui… ma cousine aimait tellement les miroirs qu’elle en avait toujours un, de poche, dans son sac à main. Après me l’avoir tendu, elle me demandait de le tenir face à son vagin et de le déplacer pour s’admirer tout en restant allongée sur le lit et pour observer la montée de son orgasme.
Elle adorait regarder sa chatte. Elle m’ordonnait de l’ouvrir, de lui écarter légèrement les lèvres et de la goûter. J’étais embarrassée mais j’obéissais. Pendant ce temps, elle se caressait les tétines puis dodelinait de satisfaction. De mon côté, je restais là, un peu maladroite. Compte tenu de mon jeune âge, je ne pouvais pas comprendre ses besoins mais j’avais néanmoins compris, par les chuchotis de joie dont elle faisait preuve, et par le tour de clé dans la serrure, que nous faisions quelque chose d’interdit. J’avais peur que l’on nous surprenne et que l’on me punisse pour ce que je faisais en mal. Mais je craignais plus encore de décevoir ma cousine. Car elle n’aurait pas hésité à me punir si je n’exécutais pas ses ordres à la lettre.
Donc, malgré mes craintes, j’ai continué à pratiquer ce jeu qui, en vérité, commençait à bien me plaire. Je ne sais pas dire aujourd’hui pourquoi. Je pensais alors qu’il s’agissait d’une forme d’affection accompagnée, il est vrai, d’attentions très spéciales.
Ma cousine était intraitable quand elle me donnait des ordres : « Enlève ta robe ! » … « Pose ta culotte ! » … « Et maintenant, déshabille-moi ! » … « Prends le miroir et mets-le entre mes jambes ! » … « Je veux la regarder ! » … « Comme ça, c’est bien, oui ! » … « Tu es vraiment une bonne fifille ! » … « Tu vois comment elle est enflée et toute rose ! » … « Ça te plaît, pas vrai ? » … « Ouvre-la un peu plus maintenant ! » … « Vas-y, occupe-toi d’elle ! » … « Allez, plus vite, embrasse-là ! »
Et je l’embrassais, alors qu’elle prenait ma tête et l’appuyait contre son sexe, m’immobilisant, me forçant à boire toute sa liqueur vaginale jusqu’à ce qu’elle s’envoie en l’air et jouisse.
Moi, contrainte que j’étais, je léchais et je buvais. Quelle saveur cela avait ! C’était corsé et intense comme un vin millésimé. Et elle aussi voulait la goûter et en boire. Alors, une fois ma tâche exécutée, elle relevait ma tête, l’entraînait vers la sienne et m’embrassait sur la bouche, me suçait frénétiquement ce qui restait de son nectar. Enfin, elle me serrait fort contre elle dans une étreinte quasi maternelle, comme pour me remercier, et elle tombait d’épuisement au-dessus de moi.
C’était si bon de sentir son corps collé au mien par la sueur de l’effort. Je me croyais adoptée, elle m’aimait comme sa fille. Elle s’endormait toujours avant moi. Je restais un peu éveillée à scruter nos corps nus, éclairés par quelques rayons de soleil qui filtraient timidement à travers les fentes des persiennes.
Puis je m’endormais à mon tour.
De ce fait, et sans m’en rendre compte, je me suis retrouvée baignée d’éros depuis ma tendre enfance. Et cet éros est devenu une partie de ma vie, il s’est enraciné en moi pour me construire, à l’instar des fondations d’une maison.
En résumé, l’enfance conditionne pour toujours l’avenir d’un individu, le poussant à modeler ses propres sentiments à partir d’émotions primitives. La formation mentale d’un adulte est liée à ses premières années de vie, disent les psychologues. Dans mon cas, c’est ainsi que s’explique mon esprit d’observation, développé dans des conditions de solitude. C’est ainsi que s’explique ma passion pour le dessin, comme outil de communication et comme quête d’amour. C’est ainsi que s’explique mon intérêt marqué pour l’érotisme, perçu comme une forme d’affection de la part d’une môme abandonnée, livrée à elle-même. Et c’est ainsi que s’explique mon choix de faire des bandes dessinées érotiques, synthèses de mes premiers émois.
Pornographie et érotisme : Quelle est leur définition ? Y a-t-il une frontière entre les deux ?
L’éros est la composante sexuelle de l’impulsion amoureuse et ses incidences profondes sur la psyché sont uniques et personnelles. La psyché est l’ensemble des phénomènes qui permettent à l’individu de se bâtir une expérience de soi et du monde, et elle est spécifique pour chacun d’entre nous. Les passions, les instincts, les actes sexuels varient d’un individu à un autre, faisant de l’érotisme une question toute personnelle. En conséquence de quoi une image, un spectacle, une histoire peuvent apparaître érotiques aux uns et pornographiques à d’autres. On dit que la pornographie est l’érotisme des autres, jamais le sien ! En fait, comment sa propre libido – une impulsion sexuelle qui est aussi une impulsion vitale –, peut-elle se qualifier de pornographique et/ou d’obscène ?
En somme, la frontière entre l’érotisme et la pornographie oscille suivant ses goûts et sa propre pudeur. Qui peut affirmer que telle ou telle image est pornographique plutôt qu’érotique ?
Je vous laisse répondre.
Entretemps, je continue à dessiner des bandes dessinées.
Elles sont érotiques ou pornographiques, peu importe. L’objectif est de satisfaire les dévoreurs d’images qui, comme moi, ont les mêmes fantasmes et veulent partager certaines émotions.
Dans mes bandes dessinées, l’histoire n’est pas essentielle…
L’histoire est seulement un prétexte pour dessiner. Dans mes bandes dessinées, les dessins racontent par eux-mêmes. Ce n’est pas de l’arrogance de ma part mais un simple choix. J’ai choisi le signe comme porte-parole de la sensualité. Le noir et blanc et les nuances de gris me suffisent pour traduire le côté charnel des situations. Je n’ai pas besoin d’histoire. Et puis, je n’ai pas de si grandes histoires à raconter, mais seulement des sensations à mettre en scène.
Sur la féminité…
La féminité est ce qui appartient seulement à la femme. Cela va d’une certaine sensibilité d’esprit jusqu’à la cellulite. Du charme de la séduction jusqu’à la grâce avec laquelle elle se déhanche en trottinant, pieds nus ou sur une paire d’escarpins à talons aiguilles. Des attitudes volontairement provocatrices jusqu’aux clins d’œil et aux sourires.
Ceci est la féminité que j’aime mettre en scène.
Une féminité espiègle et insouciante, typique des donnine [note : que l’on peut traduire par « petites femmes »] de l’après-guerre, qui aimaient se faire belles en soulignant, avec des vêtements et des accessoires appropriés, leur forme pour attirer sexuellement les hommes. Attention ! Je ne parle pas de femmes-objets, mais de femmes qui jouent avec l’autre, ironiquement, pour le taquiner.
[Interview de Giovanna Casotto, publiée dans Giovannissima n°2, 2014 ; dossier constitué par Christian Marmonnier]
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